ÉPILOGUE
Les lumières montent, incendient les colonnes de bronze et de cuivre, tandis que les trompettes éclatent. Triomphe. Les boucliers de la garde royale étincellent sous les projecteurs. Les sphinx gardent les portes massives. Parmi le butin, les armes et les étendards déployés, se dresse la prisonnière, celle par qui le drame éclatera, l’Éthiopienne, l’esclave vaincue : Aida.
La foule s’écarte pour laisser passer le vainqueur dont la cuirasse brille, Radamès le capitaine, l’époux futur d’Amnéris, la fille du pharaon.
Opéra de Paris. La salle est comble, c’est Verdi ce soir, une fois de plus le miracle du bel canto. La voix du ténor monte vers les cintres, tandis que les chœurs s’apaisent. O céleste Aida…
Dans l’allée latérale, un fauteuil de métal brille doucement. Pierre Formier écoute la musique de soleil et de larmes, l’opéra d’Égypte, l’aventure terrible des amants du Nil.
Devant lui, sur la scène, une Thèbes de carton, vivante cependant, autant qu’elle le fut au cours de l’ancien voyage.
Le temps a passé… Mais le temps passe-t-il ? Il faudrait pour le croire n’avoir pas frôlé des choses éternelles.
Tonnerre d’applaudissements. Domingo est l’un des meilleurs chanteurs du monde, l’une des voix les plus vibrantes. Les prêtresses exécutent à présent les danses sacrées. Pierre serre dans sa main le programme luxueux qu’il n’a pas ouvert. Il connaît l’histoire. Il sait aussi que quinze longues années passeront avant que Verdi ne compose un autre opéra, comme si la tragédie qui se déroule en cet instant sous les murs de Memphis avait été un chant final, une apothéose, une œuvre dans laquelle il avait mis toute sa force et peut-être tout son désespoir, une œuvre qui le laissera peut-être secrètement brisé, comme après un combat. Les victoires épuisent aussi les vainqueurs.
Entracte. L’ouvreuse aide Pierre à reculer et l’installe dans un recoin, contre le velours des loges. Il est bien ainsi. Au-dessus de lui, l’immense lustre s’est éclairé. L’incarnat du rideau a masqué la scène, la boîte aux rêves s’est refermée pour un instant. Un seul ennui, il ne peut pas fumer ici, mais ce n’est pas une mauvaise chose, le docteur le lui a défendu. De toute façon, il ne l’écoute guère, le plus souvent pas du tout.
Des femmes passent. Les femmes des soirs d’opéras sont toujours belles. Une robe lamée effleure son genou, des parfums rôdent, toute une douceur oubliée. La salle se vide doucement, un souvenir de musique plane encore. La musique, éternelle elle aussi.
Pierre feuillette les pages glacées : publicités de vieil armagnac, de bijoux, de grands voyages… C’est Noël bientôt. S’il le veut, il ne sera pas seul, des amis l’inviteront, il peut retourner à l’Établissement. Il n’y va plus guère, car beaucoup sont partis, presque tous. Parfois, une carte, un coup de téléphone de Verloutier, d’Aricie. Ils n’ont finalement pas uni leurs destinées, tout ce qui pourrait se faire ne se fait pas.
Sonnerie discrète. Déjà les spectateurs reviennent prendre place sur le grand radeau des passions, la tempête trouée de l’éclat des contre-ut, les hautes notes du chant italien. Avec le flot, Pierre reprend sa place. Le silence s’installe peu à peu, ce silence spécial aux salles attentives. C’est ce qu’on peut appeler une belle soirée.
Le rideau se lève. Voici la longue plainte du désert. Sur la rive du fleuve, Aida chante la chanson du Nil, la vieille patrie perdue, l’enfance des princesses d’autrefois dans les palais à terrasses descendant jusqu’aux berges par leurs degrés de marbre. Les masques des sarcophages du musée du Caire prennent tout leur sens. Ce pays était si beau qu’il ne pouvait y avoir de paradis différent, et les mourants entonnaient l’ultime prière aux dieux de l’Empire : « Donnez-moi tout ce que j’ai déjà connu, il ne peut y avoir de vie meilleure que celle que j’ai vécue – les rives au soleil, l’ombre des treilles à midi, les cours ombreuses, et les femmes voilées aux yeux étirés par le khôl… »
Pierre écoute. Dans le studio qu’il occupe, il regarde parfois une photo dans un tiroir de son bureau. Elle a passé un peu déjà, et elle n’est pas très bonne. Malgré tous ses gadgets, le pauvre Marcel Godreau n’était pas un bon photographe. Pourtant, on y peut voir, sur un fond de temple et d’azur, un couple s’embrasser. Personne ne peut savoir qu’ils sont assis, les yeux clignent un peu sous le double effet du rire et du soleil. Il y eut cet instant.
Dans le temple de Vulcain, Radamès et Aida, emmurés vivants sous les dalles massives, vivent leurs derniers instants. Amnéris entend la double plainte : ils seront morts bientôt, mais sera-t-elle vraiment vivante dans ces salles désertes où la vie filera dans la solitude et le souvenir ?
Voici le duo final, celui dont on se moque, celui qui n’en finit pas de finir : O Terre, adieu… Qui pourrait en rire ? Le chant surmonte le mélodrame, c’est lui qui crée la douleur et les larmes. Oh ! pourquoi n’es-tu pas avec moi en ces minutes ? Pourquoi n’es-tu plus avec moi ? Mais tu l’es toujours, tu me l’as dit, c’est une question de vocabulaire.
Amnéris, la plus malheureuse sans doute puisqu’elle ne fut pas aimée – seuls survivent ceux qui n’aiment qu’à sens unique. Andrée, entre Paris, Rome et Londres. Nous ne nous voyons plus. Je sais, cependant, qu’elle n’a pas refait sa vie, qu’elle ne la refera pas. Dans les galeries ouatées, elle promène sa silhouette parfaite, son visage lisse et sévère que le temps marque à peine. Henriette vient parfois. Une voiture la dépose, nous bavardons un peu, de plus en plus d’ailleurs. Avec le temps, nous deviendrons vraiment père et fille. Il est toujours triste de se manquer. J’aurai besoin d’elle le jour où elle partira. Le jour où un homme entrera dans sa vie, je n’aurai été pour elle qu’une absence douloureuse. Je ne lui ai rien appris, rien apporté.
Radamès sur le corps d’Aïda, la dernière note mêlée au déchaînement de l’orchestre, la mort double dans le temple.
Sur la scène, les acteurs s’avancent, les lumières éclairent la salle, les applaudissements éclatent comme une pluie légère, le crépitement gagne en épaisseur, le tonnerre à présent, une ovation. Pierre ne voit plus les chanteurs masqués par les spectateurs qui se dressent et frappent, debout, dans leurs mains. Aida et Radamès s’inclinent devant le rideau baissé. Tout n’était qu’un jeu. Le théâtre… On ne meurt pas d’amour.
L’accompagnatrice l’attend dans le hall. Elle porte une cape bleue, des souliers blancs et plats. Elle sourit.
« Vous avez passé une bonne soirée ?
— Excellente. »
Elle le pousse vers l’extérieur. Paris s’ouvre soudain, noir et jaune. Il y a des marches à descendre et ce n’est pas très commode, mais elle a l’habitude. La voiture est là, juste en bas. Il pleut un peu, une bruine légère, rien d’inquiétant. C’est presque agréable. Il fait très doux, on se croirait en automne. Sous les paupières de Pierre, les ors rutilent encore. Sa tête s’appuie contre le dossier. Mme Piérard bavarde en conduisant. Il ne l’écoute jamais, elle s’en est aperçue depuis longtemps, cela ne l’arrête pas.
Aïda n’est pas morte ce soir, elle est morte il y a deux étés. Elle a laissé Radamès se débrouiller tout seul. Les opéras ont des fins qui ne ressemblent pas à celles de la vie.
Il est rare que les amants meurent ensemble, ou alors ils ne le font pas exprès.
L’opération n’a pas réussi, voilà tout.
Enfin, ce n’était pas si simple, ce n’était pas un échec total. Simplement, une complication venait de surgir, imprévisible, il fallait attendre la prise de la greffe pour recommencer encore. Elle avait calculé qu’elle partirait en juillet, cela n’était plus possible, et il y avait eu tous ces mois immobiles. Ils l’ont sanglée dans des carcans. Elle m’a décrit longuement la chambre, toute bleue. En se haussant sur les oreillers, elle pouvait deviner l’Hudson entre les tours et les docks. Elle pouvait entendre, la nuit, le cri des remorqueurs, des mouettes tournoyaient souvent près du rivage. Elle aimait ce paysage. New York est une ville de nuages malgré les buildings et les tours, elle m’a décrit souvent leur course vers le large. Elle avait même lu un livre sur eux qu’elle avait demandé à la bibliothèque de l’hôpital.
Nous nous farcissons beaucoup de cumulus, mon amour. Ce sont de bons gros nuages joufflus qui passent très vite. Ils sont comme moi, pressés de quitter le Nouveau Monde. Ils s’alignent au ras de l’horizon en rangs d’oignons, comme des pépés bien sages, plus sages que moi qui voudrais te rejoindre et traverser la mer pour être près de toi, mais chut ! Pas de regrets, pas de désespoirs. Les désespoirs sont des nimbus, un rien peut les faire crever et changer de visage. Ils s’effilochent alors, et meurent par bribes, ils se dissolvent dans les nuées. Je me sens parfois comme eux, tout de même, gorgée d’eau et changeant de forme. Ce matin, j’ai offert un visage serein, je l’ai senti se défaire vers midi ; ce soir, je dois ressembler à un vieux morceau de fromage sur une assiette, et tu ne voudrais de moi pour rien au monde.
Il n’y aura pas eu d’enfant. C’était le rêve d’Aïda. Elle ne m’en a pas parlé dans ses lettres, sans doute parce qu’elle y pensait toujours.
J’ai souvent la visite de Brenda Lee. Brenda occupe la chambre d’à côté, elle vient me voir une centaine de fois dans l’après-midi, pose ses énormes fesses sur mon lit au risque de me faire chavirer, et sort régulièrement la photo de son moutard. Je n’ai encore rien vu de plus affreux sur la croûte terrestre. Imagine la mère Godreau enfant, tu rajoutes des plis partout, et tu seras en dessous de la réalité. Si tu devais m’en faire un aussi laid que ça, je peux te dire deux choses : ça chaufferait pour ton matricule, et je serais la plus heureuse de la terre. Le billard m’attend dans trois jours, mais je m’en fiche, je veux être en forme pour me faire fabriquer ce marmot. Je m’arrête, voici la cent unième visite de Brenda Lee en peignoir bleu ciel, chaussons verts à pompons et bigoudis métalliques sous un foulard jaune paille. I love America.
Pierre Formier est chez lui. Il a fait aménager ce petit appartement avec juste ce qu’il faut d’intimité pour l’abandonner sans un regard. Et puis il s’y est fait, il ne le quitte guère. Il y travaille, d’ailleurs. Des dossiers s’entassent, le téléphone s’est remis à sonner : les hommes ont toujours besoin de prévisions. Il écoute de plus en plus souvent de la musique, il fait également sa cuisine lui-même, il est si parfaitement organisé que cela lui prend peu de temps. Il se fait des choses simples qu’il améliore au fil du temps. Mme Piérard le plaisante à ce sujet, elle dit qu’il finira dans la peau d’un gastronome.
Te dire ce que je mange est vraiment difficile. Il faudrait pour cela que je puisse identifier les choses rosâtres et sucrées que l’on entasse dans mon assiette. Peut-être du mou pour les chats avec une confiture fadasse. Il y a souvent, également, une sorte de pâtée verdâtre qui doit être de la purée d’épinards, c’est, après tout, ici, le pays de Popeye. Je surveille attentivement le gonflement de mes avant-bras. Si, dès mon retour, tu ne me traînes pas dans les plus grands relais gastronomiques de la capitale, ce sera terrible pour moi. Je ferme les yeux et je te vois devant une nappe blanche. Dans nos assiettes, une entrecôte Bercy fume, cernée de pommes Pont-Neuf… Je t’associe à mes futurs festins. Plus une goutte de jus d’orange jusqu’à la mort, du saint-émilion jusqu’au dernier souffle. Mais je ne mourrai jamais.
Pierre appuie sur la commande à distance. L’écran s’éclaire. Le dernier journal n’est pas fini. Il est vrai que le samedi les émissions sont plus tardives. Saint-Etienne a gagné, l’équipe est en tête du classement, et cela depuis le début du championnat. Il n’y aura guère de suspense cette année. D’ailleurs, avec une lente surprise, Pierre Formier s’aperçoit que les intérêts d’autrefois le quittent peu à peu. L’autre soir, il n’a pas regardé le match jusqu’à la fin. Son amour du football l’abandonne doucement. D’autres choses disparaissent. Un jour, peut-être, tout sera devenu équivalent, il vivra dans l’indifférence, dans une paix terne, sans surgissements.
Il est difficile, en ce moment, de tomber sur autre chose que du football, il y a pourtant une quinzaine de chaînes. Il m’arrive de regarder la télé très tôt le matin, tard dans la nuit, en plein après-midi, mais, chaque fois, je tombe sur d’indescriptibles mêlées de costauds casqués qui se roulent dans la boue, font semblant de chercher une balle, mais essaient, en fait, de s’arracher réciproquement les bras et les jambes. Je suppose que tu adorerais cela, bien que cela soit très loin du spectacle que tu m’as forcée à voir un après-midi, alors qu’un temple égyptien nous attendait. Je me demande, si tu étais là en ce moment, si tu arriverais à me faire partager ton enthousiasme comme tu y es parvenu ce jour-là. En tout cas, les Cow-Boys de Dallas viennent d’écraser Chicago à la stupéfaction générale et à la mienne propre.
Formier défait sa cravate, ses chaussures, et bascule sur le lit. Il fait bon dans la chambre, Mme Piérard a parfaitement réglé le chauffage.
Cigarette, la dernière de la journée. Ne pas oublier les somnifères. Il faudra qu’un jour je ralentisse, que je n’en prenne plus du tout. Peut-être puis-je dormir à présent, peut-être cela fait-il longtemps que je peux m’en passer. Résumé final des nouvelles pour ceux qui n’auraient pas écouté le dernier journal dans son intégralité : le Président est de retour de son voyage, tensions à la frontière israélo-syrienne, le détournement de l’avion irakien s’est bien terminé, Moscou durcit le ton au sujet de l’intervention diplomatique de Reagan en Colombie, quant à Saint-Etienne…
Formier appuie sur la touche et les images disparaissent. La fumée monte, s’incurve, passe sous l’abat-jour comme attirée par la luminosité plus forte.
J’arrête ma lettre, car je vais très vite devenir très déprimante et d’une banalité sans bornes. J’ai cependant envie de te dire que les nuits sont interminables depuis que j’ai connu celles du Caire et du Nil. Ne te rengorge pas comme ça, tu n’es pas un athlète du sexe, ce qui est ton vieux rêve de crétin macho, mais il existe suffisamment de kilomètres entre nous pour que je te dise quelles furent parmi les plus beaux moments de ma vie, quelles ont emprisonné, pour moi, toute la tendresse du monde, que je me souviens de tout, et que, si mon cœur ne meurt pas de froid en ce moment, c’est grâce à leur chaleur. Ne te moque pas.
La pluie contre les volets. Rien de désagréable dans ces tambours humides et multiples. J’ai souvent imaginé ce qu’ont dû être ces nuits d’Amérique au moment où les lettres se sont espacées. J’ai alors commis la faute : je ne suis pas parti te retrouver. Ou plutôt, je t’ai avertie de mon arrivée, et cela il ne fallait pas le faire. Je l’ai su trop tard, peut-être ne voulais-je pas vraiment partir, cela est possible aussi, je n’ai jamais prétendu voir très clair en moi-même.
Je t’en supplie, non, au nom de nous, au nom des deux éclopés du Grand Voyage, je te supplie de ne pas venir, pas en ce moment. J’ai pour cela toutes sortes de raisons que je distingue mal, mais leur somme aboutit à un refus profond et violent. J’ai beaucoup maigri depuis l’opération, je ne tenais pas à te le dire, mais je ne veux pas que tu me voies ainsi. Tout ira mieux bientôt. Je sais que tu es un vieux routier des hôpitaux, mais ils m’ont mis un tas de trucs autour de moi et je ressemble à une grenouille écartelée, et non, non, Pierre, ne me fais pas pleurer. Nous nous retrouverons ailleurs, nous nous devons de ne pas manquer les retrouvailles. Il ne faut pas que cela se passe ici.
Nous ne nous sommes pas retrouvés, petite, ni là-bas, ni ailleurs, tu m’as bien possédé. J’aurais dû passer outre, je ne l’ai pas fait parce que c’était toi. J’étais respectueux de ton désarroi, on ne peut pas dire que tu m’aies, par la suite, beaucoup ménagé. Le soir du 17 mars, en particulier, tu aurais pu un tout petit peu songer au compagnon de route. Voilà qu’Aïda a lâché Radamès. Un tube de Tranxène et ça suffit pour transformer la fin de l’opéra. J’aurais pu deviner, mais je n’ai jamais prétendu non plus avoir été très malin.
À présent, je suis devenu aussi un temple ensablé, le sable passe à travers moi comme il rôdait entre les colonnes de Karnak. Je me sens parfois aussi désert et mort que lui. D’autres fois, il m’apparaît que si un homme a vécu une fois dans sa vie, avec un autre être, une rencontre qui les a laissés heureux et désespérés, peut-être alors a-t-il frôlé un peu sa part d’éternité, et les ruines qui le composent attirent encore le regard du voyageur. Je suis un lieu où quelque chose s’est passé.
Pierre Formier achève de se déshabiller. Il ne met plus de pyjama, elle s’était moquée de lui, un soir, à ce propos, il a pris l’habitude de dormir nu. Il pose sa nuque sur l’oreiller et éteint la lumière. Au fond des rétines, il subsiste comme un restant de théâtre, dans sa tête tourne la musique assourdie. Les voix étaient belles. Oui, ce fut décidément une belle soirée. Mes bras ne cherchent plus, sur le drap, le corps que j’ai si peu tenu, quelques nuits à peine, avant qu’elle ne s’en aille à son tour sur la barque d’Anubis retrouver les dieux et les princes morts.
Si elles ne sont pas roses, je n’ai pas d’idées noires. Je crois que je n’ai plus d’idées du tout, d’ailleurs, sinon cette certitude que je sens jusqu’au tréfonds de mes os : ils ont loupé leur coup. Je pense à ma confiance d’hier. J’ai pris l’avion avec cette certitude inébranlable de me rendre dans le pays des miracles, dans la contrée où l’on entre sur quatre roues et d’où l’on sort sur deux jambes : la technique américaine ! Depuis, je les regarde d’un autre œil. Ils ne me paraissent plus si grands, si propres et si enjoués. Il y a une fatigue au coin de leur bouche, et, si on les examine de près, leurs yeux sont pleins d’interrogations.
Il est tard et je pense à l’Égypte. Je cours vers toi à travers le sable, je cours vers toi toujours, je vais me mettre à courir vers toi dans quelques minutes. Il ne faudra pas m’en vouloir d’arriver en retard. Tu auras l’impression que je n’arriverai plus, que je me suis dissoute dans le Grand Voyage, ce ne sera pas vrai.
Demain, il faudra refermer le dossier Mercier. Les études sont terminées et aucun élément nouveau n’est intervenu depuis les dernières discussions. Une affaire classée. Toutes ne sont pas aussi simples. Si c’était le cas, les affaires seraient plus faciles, mais le métier moins passionnant. Passionnant n’est pas le mot qui convient. La lettre m’est parvenue après le coup de téléphone en provenance de l’hôpital. Ils ont eu une expression gentille ; ils m’ont dit que la mort avait été douce et qu’ils regrettaient beaucoup. Il faut que je dorme, il est tard.
Emmène-moi partout, Pierre, un petit souvenir dans le fond d’une poche pèse moins qu’un mouchoir. Pense à moi dans tes cigarettes, dans les matches de foot à la télé, il ne faut pas que nous nous quittions joué un trop sale tour, je lui tire ma révérence. Après tout, nous qui avons jonglé avec les siècles et l’infini du temps, nous savons que rien ne nous sépare. C’est un peu comme si j’arrivais un peu en retard à un rendez-vous, un peu essoufflée, tandis que tu attends en regardant ta montre. N’aie aucun doute, je serai au bout de ta route.
Elle est si longue, Claude, la route, et j’avance si lentement… Tu m’as, tout de même, joué une dernière farce, en fin de compte. Ça ne fait rien, tu as toujours voulu avoir le dernier mot. Eh bien, voilà, tu as définitivement gagné.
Le jour se couche sur Manhattan, tandis qu’en douce Néfertiti hisse les voiles. Ne sois pas triste, mon beau Ramsès. Nous nous sommes tellement aimés, et je t’aime tellement encore, que la nuit ne sera jamais noire totalement. Je t’embrasse, Pierre, je t’embrasse comme dans les mauvais romans, éperdument, une bise de voyou pour qu’elle te dure autant que la vie. Je t’embrasse.
N’oublie pas Henriette.
Les Géants de New York ont battu Houston 30 à 14.
Voici le sommeil, je le sens venir, un chat de silence noir et cotonneux. La pluie tombe toujours.